Panneaux, applis, Instagram : ne laissez plus les chiffres vous planter en montagne

Panneaux, applis, Instagram : ne laissez plus les chiffres vous planter en montagne
Crédit photo: Maël BALLAND

Il y a encore quelques semaines, je suis passé devant un panneau annonçant “Sommet 2 h 30”. J’ai mis 3 h 20. Ce jour-là, j’avais trop d’eau dans le sac, un vent de face et des blocs qui volaient mes appuis. À l’inverse, un copain, confiant dans l’ETA de son appli, visait 1 h 50… et a fini rincé, de nuit.

Si je vous raconte ça, c’est parce que la “randonnée au chiffre” – le temps sur un panneau, l’ETA d’une app, le segment Strava, la photo Instagram – pousse à ignorer ce que la montagne nous dit vraiment. Et les secouristes tirent la sonnette d’alarme. Je vous montre pourquoi… et surtout comment reprendre le contrôle, concrètement.

Pourquoi les chiffres déraillent (et comment ils vous piègent)

1) Les panneaux de rando ne parlent pas de vous

La plupart des temps affichés dérivent d’une équation simplifiée (type règle de Naismith) pensée pour un “marcheur moyen”, en conditions correctes et sans longs arrêts. Dans la vraie vie, on randonne avec des enfants, on photographie, on papote, il fait chaud, le sac pèse… Résultat: 20 à 50% de plus est fréquent, surtout sur terrain technique ou en forte chaleur.

  • Ce que le panneau ignore souvent:
    • état du sol (dalles lisses, racines, boue, névés tardifs)
    • vent, chaleur, orage qui menace
    • surcharge du sac, altitude
    • pauses réelles, petites hésitations d’itinéraire

👉 Les panneaux sont un repère, pas une injonction. Ils n’intègrent pas votre forme du jour.

2) Les applis lissent le monde… et parfois la réalité

J’adore les applis (j’utilise AllTrails, Komoot et IGN Rando). Mais:

  • GPS imprécis de quelques mètres, filtrage des dénivelés, cartes pas toujours à jour: tout ça “arrondit” l’effort.
  • Les ETA sont calibrées sur des profils standards; si vous êtes en famille, chargé ou sur terrain exigeant, l’appli reste optimiste.
  • Dépendance technique: batterie vide, perte de réseau, écran mouillé… et vous êtes démuni si vous n’avez plus de compétences d’orientation.

Astuce: fiez-vous davantage à votre vitesse verticale (mètres de dénivelé positif par heure) qu’au temps d’arrivée: c’est le meilleur baromètre d’effort en montagne.

3) Instagram n’indique pas la pente

Les secouristes de montagne décrivent une “quête de l’exploit et de la photo” chez des pratiquants peu préparés. Dans les Pyrénées-Orientales, le PGHM d’Osséja constatait cet été que la majorité de ses interventions concernaient la randonnée, avec une fréquentation dopée par les réseaux sociales. Plusieurs rapports de terrain évoquent une hausse marquée des secours sur des spots popularisés en ligne.

Le problème? Les images sont prises dans des conditions idéales, avec un cadrage qui gomme l’exposition, la glace vive, le couloir croulant ou le retour interminable. La photo vend le sommet; elle ne montre ni la sortie scabreuse ni le névé matinal béton.

📌 À retenir

  • Un témoignage fort (Cagire, fin 2024) rappelle qu’une simple plaque de verglas peut tout faire basculer: micro-crampons inadéquats, glissade, fractures, hélitreuillage. Le PGHM de Luchon a redit cet hiver: les chaînettes “crampons de substitution” n’évitent pas les accidents sur terrain dur et gelé.
  • Chaque année, on parle de plusieurs milliers d’accidents en randonnée en France. La plupart ne viennent pas d’un “mauvais équipement” mais d’un décalage entre l’itinéraire choisi et la condition/expérience du jour.

Ma méthode “3C + R.A.D.A.R.” pour reprendre la main

Je vous propose une routine simple à mettre en œuvre dès votre prochaine sortie. Elle m’a sauvé la mise sur des trails alpins comme sur des randos familiales.

1) 3C: Condition, Capacités, Contexte

  • Condition (du jour): sommeil, hydratation, chaleur ressentie, douleur résiduelle. Score rapide 1 à 5.
  • Capacités (votre base): votre vitesse perso en plaine et votre vitesse verticale habituelle.
  • Contexte (terrain/météo/expo): rochers humides, sentier raviné, foule, vent, pluie, neige.

Objectif: décider en amont si “ça passe” aujourd’hui, à ce rythme, avec ce groupe. Si l’un des C est au rouge, on réduit l’ambition.

2) Calibrez votre “coefficient perso” (et arrêtez de subir les ETA)

Faites 3 sorties tests:

  • une rando roulante (10 km, +400 m)
  • une plus courte mais raide (6-8 km, +800 m)
  • une sortie technique (pierres, racines ou pierrier)

Mesurez:

  • vitesse en plaine: km/h
  • vitesse verticale: m D+ / h
  • pauses réelles: min/h

Ensuite, utilisez une formule personnalisée:

  • Temps = (Distance / Vplaine) + (D+ / Vverticale) + Pauses
  • Appliquez un coefficient “terrain/météo/sac”:
    • +10% terrain irrégulier
    • +10% chaleur >28°C ou vent fort
    • +5 à 10% par 5 kg de charge au-delà de 6-7 kg
    • +10-20% si >2000 m d’altitude sans acclimatation

Exemple concret:

  • Vous marchez à 4,5 km/h en plaine, 500 m D+/h
  • Itinéraire: 12 km, +900 m, terrain pierreux, 2 pauses de 10’
  • Base: 12/4,5 = 2 h 40 + 900/500 = 1 h 48 + 20’ = 4 h 48
  • Coeff terrain + chaleur + sac (mettons +25%): 6 h pile. Beaucoup plus réaliste que “3 h 45” promis par l’appli.

💡 Conseil d’expert
Suivez votre Vverticale en direct (montre/app). Si vous prévoyiez 600 m/h et que vous plafonnez à 420 m/h, réévaluez la suite, surtout avant une section exposée: la marge fond.

3) Fixez un vrai “turn-around time”

Principe simple: demi-tour à l’heure fixée, quoi qu’il arrive. Je vise généralement 55-60% du temps total avant le point clé (col/sommet), pour garder de la marge au retour. Décision plus facile si elle est posée à froid, dès le départ.

4) La boucle R.A.D.A.R. toutes les 30 minutes

  • Regarder: ciel, vent, nuages, état des appuis, fatigue du groupe
  • Analyser: ai-je la marge pour la prochaine section?
  • Décider: raccourcir, ralentir, ajouter une pause, manger/boire, équiper
  • Agir: on s’équipe, on ajuste
  • Réévaluer: nouvelle ETA, nouvelle marge

C’est votre pilote automatique anti-biais. On sort du “il faut passer parce que l’appli a dit”.

5) Applis: 5 garde-fous pour les utiliser intelligemment

  • Cartes offline + batterie de secours, mode avion, écran à luminosité réduite.
  • N’enregistrez pas “tout le temps”: consultez aux bifurcations, gardez l’œil sur le terrain.
  • Créez 3 points critiques dans l’itinéraire (dernier point d’eau, début d’un couloir, échappatoire).
  • Surveillez Vverticale et heure limite plutôt que l’ETA.
  • Si l’itinéraire réel diverge du tracé, stoppe-casquette: on sort la carte, on compare relief/azimut, on décide.

6) Instagram: décoder une photo en 30 secondes

  • Saison et heure? Neige dure du matin ou moquette d’après-midi?
  • Pente réelle: cherchez les verticales (arbres, personnes) pour estimer l’inclinaison.
  • Traces de crampons/piolet visibles?
  • Exposition: voyez-vous les échappatoires? Le cadrage coupe-t-il la traversée clé?
  • Fréquentation: affluence = rythme haché et temps allongé.

Si un seul doute persiste, recoupez avec un topo sérieux et des retours récents.

7) Matériel: simple, fiable, adapté au terrain

  • Micro-crampons ≠ crampons. Sur neige dure/verglas: ce n’est pas adapté. Les secouristes le répètent chaque hiver.
  • Bâtons réglés à la bonne longueur, embouts adaptés (baskets/pointes).
  • Téléphone chargé, sifflet, couverture de survie, frontale, coupe-vent chaud, eau + électrolytes, petit strap/aspirine si toléré.

📊 Mini-table d’auto-calibrage (repère)

  • Débutant en forme: 3,5-4,2 km/h plaine, 350-450 m/h
  • Randonneur régulier: 4,3-5 km/h, 500-650 m/h
  • Traileur affûté en rando: 5-5,5 km/h, 700-900 m/h
    Ajustez à la baisse si chaleur, altitude, portage, terrain croulant.

Signaux “stop” qui comptent plus que l’ETA

  • Vent fort latéral en crête, neige dure sans accroche, rocher délité: exposition qui grimpe.
  • Froid et mains malhabiles: l’erreur devient plus probable.
  • Groupe qui s’étire, quelqu’un qui “s’accroche”: on passe en mode sécurité.
  • Orage potentiel, voile d’altitude qui s’épaissit, grondements lointains.
  • Vverticale qui s’effondre par rapport au plan.

Dans ces cas, la meilleure décision est souvent la plus simple: raccourcir ou faire demi-tour. La montagne sera là demain.

Check-list express avant de partir

  • Itinéraire et plan B/échappatoires repérés
  • Météo + heure de nuit + turn-around time fixés
  • Carte offline chargée, batterie externe, sifflet, frontale
  • Eau + électrolytes + vrai snack salé
  • Vverticale cible et marge prévues
  • Message laissé à un proche: boucle, point de départ, heure de retour

Pour les trailers qui lisent ceci (je sais que vous êtes là !)

  • Vos allures de footing ne valent rien en pierrier. Raisonner en Vverticale, pas en min/km.
  • Les segments Strava ne servent pas de topo. Les lignes “directes” coupent parfois dans l’expo.
  • Règle d’or: si vous devez “grimper avec les genoux”, marchez; si vous “tapez” en descente, ralentissez. L’économie de gestes fait gagner des heures.

📢 Citation terrain
“Il y a une quête à l’exploit sportif et à la photo.” m’ont confié des secouristes. Je le vois chaque été: plus de monde sur les mêmes spots, et plus de gens qui se fient au chiffre plutôt qu’aux signaux. On peut faire autrement.

😊 Mot de la fin: la montagne récompense l’humilité et la méthode. Les chiffres sont utiles… quand c’est vous qui les pilotez. Prenez 30 minutes pour calibrer votre vitesse verticale, fixez une heure de demi-tour, bouclez votre R.A.D.A.R. toutes les demi-heures: vous gagnerez en sécurité, en plaisir et, paradoxalement, en liberté.

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