
Partir seul en montagne, je le fais souvent. C’est grisant, pur, intense. Mais ces derniers mois m’ont remis une claque de réalité : des randonneurs aguerris meurent encore en solo, parfois à quelques mètres du sentier, souvent sur des itinéraires “connus”. À Hong Kong, un marcheur de 43 ans a chuté d’une falaise et n’a été retrouvé que le lendemain. En Isère, un trentenaire parti en autonomie d’une semaine a fait une chute fatale sous la Croix du Carrelet. Au Canada, un randonneur a fini pieds nus et en sac-poubelle sous la pluie après une série d’erreurs bêtes. Même en groupe, comme à La Réunion, une simple entorse a précédé une chute mortelle.
Je ne vous écris pas pour faire peur, mais pour briser l’illusion de maîtrise. Je vous partage, d’athlète à athlètes, ce que la solitude change vraiment, les pièges psychologiques (ceux qui bousillent la lucidité), et surtout un plan concret que j’applique à chaque sortie solo.
Ce que la solitude change vraiment (et qu’on sous-estime)
En France, la randonnée pédestre en montagne tue en moyenne 40 à 45 personnes par an. La moitié des décès, environ, sont dus à une glissade ou une chute. Le profil type? Majoritairement des hommes (≈80%), souvent capables, parfois très expérimentés. Et 2025 a encore montré l’ampleur des interventions en montagne, avec des chiffres lourds dans des départements très fréquentés.
Seul, une erreur banale devient vite irréversible. Pourquoi?
- Pas de témoin pour alerter instantanément. Le délai d’alerte transforme une blessure “gérable” en urgence vitale (hypothermie, déshydratation, hémorragie).
- Pas de deuxième cerveau. La décision se prend dans sa bulle, avec ses propres biais amplifiés par la fatigue.
- Pas d’effet “filet”. À deux, on se tracte, on cale un pied, on se relaie pour chercher le sentier, on se couvre l’un l’autre. Seul, chaque geste coûte plus cher.
- Le temps joue contre vous. À la nuit, la topographie se “ferme”, l’humidité tombe, le terrain devient savon. L’énergie s’évapore.
📌 À retenir
- En solo, l’“incident” n’est pas plus probable… mais ses conséquences sont plus graves.
- La glissade en descente est le tueur n°1. La frontale et la marge de temps sont des équipements de sécurité, pas des options.
Les pièges invisibles dans nos têtes (même chez les forts)
Ce n’est pas le vide qui tue d’abord, ce sont nos raccourcis mentaux. Ceux que je surveille en priorité:
- Surconfiance experte: “Je connais le coin / J’ai déjà fait plus dur.” L’ego brouille l’évaluation fine des conditions du jour (neige dure, rocher gras, feuilles mortes).
- Coût irrécupérable: “J’ai déjà fait 900 m D+, je ne renonce pas maintenant.” L’investissement passé pousse à insister dans un mauvais plan.
- Sommetite/objectif rigide: focalisation tunnel qui occulte les signaux faibles (vent qui tourne, rythme qui s’écroule, doigts gourds).
- Normalisation de l’écart: “J’ai déjà coupé ce zigzag, ça passe.” On banalise la prise de risque répétée… jusqu’au jour où.
- Biais d’optimisme: on sous-estime la vitesse de dégradation météo et on surestime sa vitesse réelle en terrain technique ou humide.
- Effet “expert halo” sur soi: on se traite comme si on était guide, alors qu’on reste un humain fatiguable, distrayable.
💡 Conseil d’expert
Je m’impose une règle: si je me surprends à “justifier” une décision (au lieu de l’argumenter), je m’arrête 2 minutes, je mange, je bois, et je réévalue à froid. L’alimentation rétablit souvent la lucidité.
Les erreurs techniques qui coûtent cher… et qu’on voit tout le temps
- Partir tard “parce qu’on est fit” et se faire piéger par la nuit.
- Téléphone à 28% + trace en enregistrement + mode photo + froid = batterie KO au mauvais moment.
- Pas de redondance nav: appli sans cartes hors-ligne, pas de boussole, altimètre non calibré.
- Gestion des pieds négligée: semelles rincées, pas de micro-crampons sur neige dure/verglaçante, bâtons réglés au hasard.
- Descente trop confiante: la fatigue neuromusculaire augmente les chutes à la fin.
- Météo “ok” au départ, mais sans plan B si brouillard, pluie froide, vent en crête.
- Pas de protocole d’alerte partagé: personne ne sait où vous êtes à H+6.
Mon plan “anti-emmerdes” en solo (applicable dès ce week-end)
1) Avant de partir: route card + marge
- Itinéraire principal + variantes de repli + point pivot de demi-tour (heure ET altitude).
- SMS à un proche:
“Départ 8h Parking de X. Boucle vers Sommet Y par col Z. Repli par sentier W si vent >50 km/h ou neige dure. Retour prévu 16h. Si pas de nouvelles à 18h, appelle 112 et donne coordonnées de parking. Tel + balise satellite ON.” - Cartes hors-ligne chargées, boussole, altimètre calibré.
- Météo heure par heure sur crêtes et vallées, isotherme 0°C, vent. J’ajuste la difficulté à la pire fenêtre, pas à la meilleure.
2) Pendant: rituels qui sauvent
- Règle 30-30: toutes les 30 minutes, 30 secondes check (cap, météo, temps/retour, hydratation).
- 3 signaux = demi-tour: deux chutes de rythme + météo qui se durcit + terrain plus gras que prévu → on renonce. Toujours.
- Barrière d’heure dure: à l’heure pivot, si je ne suis pas au point clé, je décrois l’itinéraire (variante courte).
- Descente en “technique propre”: petits pas, bâtons actifs, priorité à l’adhérence, on accepte d’être lent.
3) Matos minimal vital (≈500–900 g qui pèsent “zéro” le jour J)
- Frontale 300+ lm + batterie de rechange.
- Couverture de survie “renforcée”/bivvy, sifflet, briquet + allume-feu.
- Trousse: strapping élastique, pansement compressif, antiseptique, antalgiques.
- Couches chaudes/gants/bonnet même en été en altitude.
- 1 000–1 200 kcal d’avance (barres/oléagineux), sel, 1,5 L (et pastilles de traitement si source).
- Powerbank 5 000 mAh + câble court.
- Micro-crampons en intersaison/neige dure; selon terrain, petit piolet rando.
- Communication secours: idéalement balise satellite (inReach, Zoleo, PLB). L’iPhone SOS satellite est un vrai plus si vous l’avez, mais je garde une balise dédiée en montagne engagée.
ℹ️ Note France secours
- Composez 112 (ou 15/18 selon contexte). Le 114 par SMS est opérationnel (utile si pas de réseau voix).
- Les secours peuvent vous envoyer un lien de géolocalisation: gardez votre téléphone allumé, au chaud, avec GPS actif.
- Donnez des coordonnées en décimales si possible (lat/long depuis votre appli).
4) Navigation: double redondance
- Appli avec cartes hors-ligne + trace + boussole analogique.
- Waypoints “pièges” placés à l’avance (couloirs, barres, changements de cap).
- En brouillard: cap/balise courte, on s’interdit les pentes inconnues.
5) Physique et tempo
- Je m’alimente tôt et régulièrement (10 g glucides/20 min en effort continu).
- Je considère la descente comme la partie la plus dangereuse. Je garde du jus pour elle.
Si ça tourne mal et que vous êtes seul
- Stop. Respirez, vestez-vous chaud. Mangez, buvez.
- Diagnostiquez: blessure? mobilité? météo à 1 h? options de repli.
- Abri rapide: derrière une pierre, sous-bois, bivvy. Évitez de vous mouiller/réhumecter.
- Alerte: 112 (ou 114 par SMS), coordonnées GPS. Si balise: déclenchez en vous immobilisant dans un endroit sécurisable.
- Bouger ou pas? Ne vous enfoncez pas dans du terrain plus raide. Préférez un spot évident pour l’hélico/signaleurs (clairière, arête).
- Signaux: sifflet 3 coups répétés, frontale en mode stroboscope à la nuit.
📌 Boîte à outils – message type aux secours
- “Accident rando. Seul. Blessure cheville droite, marche douloureuse. Position 45.1234, 6.1234, altitude 2 150 m, sous l’arête nord du X. Météo brouillard faible, vent modéré. Vêtu chaud, abrité derrière bloc. Batterie 52%, frontale OK.”
Ce que nous apprennent les cas récents
- Chute isolée, découverte tardive (ex. falaise à Hong Kong): même un bon équipement ne compense pas l’absence d’alerte immédiate. D’où l’intérêt d’une balise/satellite et d’un protocole d’heure-butée.
- Autonomie longue en Isère: la famille a alerté faute de nouvelles le soir. Route card + point de contact horaire auraient gagné des heures précieuses.
- Cascade d’ennuis au Canada: sac caché puis perdu, chute sans chaussures, pluie, froid. Une petite erreur logistique peut enchaîner 4 problèmes. Le “kit minimal vital” et la redondance nav coupent la chaîne.
- Accident en groupe à La Réunion: l’entorse a précédé la chute. Le groupe n’immunise pas contre la gravité. Décision de renoncement dès blessure = règle d’or.
Seul vs en groupe: la conséquence d’une erreur
| Situation | En groupe | Seul |
|---|---|---|
| Entorse au pied | Portage possible, alerte rapide | Immobilisation, hypothermie possible |
| Perte de sentier | 4 yeux recoupent, erreur corrigée | Déviation prolongée, terrain piégé |
| Malaise | Surveillance, sucre/eau partagés | Risque de perte de connaissance sans alerte |
| Chute courte | Arrêt/assurage humain | Glissade prolongée, pas de “main amie” |
10 signaux de renoncement immédiat (ma check-list “Stop”)
- Neige dure/verglaçante sans traction adaptée.
- Vent en crête >60 km/h.
- Brouillard dense + terrain à barres/pierriers.
- Température ressentie <0°C avec pluie.
- Trace effacée + cairns rares.
- Fatigue neuromusculaire (pieds qui butent).
- Deux micro-chutes consécutives.
- Hypoglycémie (irritabilité, tête vide).
- Semelles lisses, lacets humides qui lâchent.
- Heure pivot dépassée.
Entraînez aussi vos “skills de sécurité”
- Descente technique lente, bâtons actifs, chemins gras: répétez à froid, sans enjeu.
- Pose de pieds sur dalles/feuilles: cherchez l’adhérence, pas la vitesse.
- Navigation à la boussole de col à col: faites-le par beau temps pour que ça devienne réflexe.
- Une sortie “nuit volontaire” avec frontale sur un sentier connu: la première fois, faites-la accompagné·e.
✅ À retenir
- La randonnée solo est magnifique, mais la marge décisionnelle et matérielle doit être plus large qu’en groupe.
- Les biais cognitifs sont vos vrais adversaires. Ritualisez vos décisions.
- Un kit léger et une balise peuvent transformer une mauvaise journée en bonne histoire.
Au fond, je pars encore seul, et j’adore ça. La différence, c’est la discipline: je planifie comme un pro, je renonce sans état d’âme, et j’accepte d’être lent là où il faut. La montagne ne demande pas d’héroïsme; elle récompense la lucidité.

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